Je relis Mercredi entre deux peurs. Encore. Je goûte chaque vers. Violent, précis, chaque vers entaille le papier, ouvre une blessure du sens, comme un cri. Puis il s’arrête, et le vers suivant reprend l’entaille, comme une douceur. Chaque vers semble porter un élan qui veut tout dire, tout cerner.
Dana Shishmanian narre les états d’âme de l’angoisse, le rapport avec les souvenirs, les garder ou les repousser, ils sont là, ils se modifient à chaque présent. Je pense à la série de Mémoire, par exemple à cette ville-prison, changeante, toujours la même, […] je me retrouve toujours dans tes rues ville de malheurs/ville merveilleuse ville de mes rêves en boucle/ tes tramways circulent toujours dans ma tête/ sur des trajets inconnus/ à chaque fois je m’étonne de ne pas reconnaître […], où des figures de morts et de vivants reviennent, […] Ainsi mes poursuivants changent-ils d’armes/ de visages et de mots/ ils parlent toutes les langues […] (Mémoire 0)
Les figures fuissent dans un espace concret, qui devient imaginaire par la réminiscence, laquelle rattrape peut-être une phrase, un visage, une foule, mais en même temps, les embrouille.
La fuite dans le temps revient comme une angoisse inassouvie, comme une attente lourde. Des scènes de vie quotidienne sont des instants où la réflexion sur le temps qui passe, sur ce qui reste dans le corps, dans la vie avec l’autre, se transforment dans des instants d’euphorie : une orchestre apparaît. L’orchestre est rentrée dans ma tête/pour l’envahir ou peut-être/pour s’y cacher/ il pousse des cris/ des hurlements des rires […] (Parthénogenèse). Elle est camaléontique, elle se nourrit toujours de figures du passé, des bruits du présent, elle remplit la vie quotidienne de variations pétillantes.
Je passe d’une poésie à l’autre en retenant deux sujets extrêmes : la personne qui parle, qui commence par décrire le mouvement vital, par cerner son soi et son corps […] Je me travaille comme une matière première/nuances de gris de noirs me heurtent/aux reflexes des dénivellations/et recourbures inattendues […] (Striptease sur un échafaud), et la narration de cette orchestre imaginaire, un ensemble de sons et d’images qui font aussi éclater la personne qui parle et la fondre au monde.
Dans sa forme, les poésies de Mercredi entre deux peurs semblent un récit par des longs vers, une narration qui s’interrompt, va à la ligne, comme si on voulait marquer un arrêt, un oubli, mais dans le vers suivant l’histoire revient.
D’autres poésies surgissent comme un travail sur le mot, dans sa sonorité et son sens, toujours dans une une recherche essentielle pour cerner le moi du poète entre corps et imaginaire.
[…] C’est toi. Mais parle pas/ta langue. Ton « toi » / a migré. C’est un/migrant. Un mutant. Erre/[…] (Crevasse dans une station de bus).
Cette citation introduit aussi un thème important, le travail d’une langue à l’autre. La narratrice écrit en français à travers ses origines d’ailleurs, étrangères. Je ne crois pas qu’elle cherche des origines nostalgiques. Elle veut cerner le présent, le vivre intensément, en revendiquant ce qu’elle est, une femme, singulière, comme toute personne, et migrante, entre des cultures, et mutante d’un âge à l’autre, dans le regard de l’autre, et face à elle-même.
D’une langue à l’autre/ on dit qu’on change de culture/ de pays d’espace-temps d’humaine ambiance/ ce n’est pas cela/ ce sont nos organes qui changent/ en même temps que leurs objets/ on flaire différemment les mots/ on les sous-pèse autrement/ on les goûte moins on les touche à peine/ on les lances des yeux/ on les entend à peine […] La poésie D’une langue à l’autre résume bien cette figure du poète qui traverse et revient dans les langues et les traditions, dans les mot qui éclatent le temps et le reconstruisent dans une orchestre sensorielle.
Mattia Scarpulla, Cluj-Napoca, 13 juin 2012